Martin, maître pêcheur

Ouf ! En une fraction de secondes, un petit obus scintillant a percuté la surface de l’eau, pour en ressortir aussitôt dans une gerbe d’eau. Plumage rutilant, bec en poignard, le voltigeur est démasqué : c’est signé Martin, maître pêcheur et sacré plongeur ! Le temps presse, le rubis de nos étangs doit élever plusieurs nichées…

Lueurs blafardes au réveil de la forêt. Derrière le manoir gît le grand étang, sombre vaisseau ancré dans la mémoire des lieux. Une écharpe de brume enrobe de mystère le vaste miroir aux eaux étales. Silence troublant de l’éveil du monde. Le chemin forestier qui longe l’étang porte les stigmates de la nuit : les sangliers ont labouré la terre de leurs groins pour se gaver de tubercules de jacinthes, des fèces fraîches trahissent le vagabondage nocturne du renard, des herbes couchées indiquent le passage d’un ragondin sur la berge. Il est là, lui aussi, figé dans l’entrelacs arbustif de la rive, à attendre que la brume matinale s’évapore dès l’apparition salvatrice des premiers rayons de soleil. Goutte au bec, le martin patiente, seul. Car cette parure vivante ne supporte guère la présence d’autres congénères et défend même ardemment son territoire. D’autres postulants revendiquent le droit de propriété de cette queue d’étang : le litige se réglera par des courses-poursuites effrénées et belliqueuses. Là où la nourriture ne manque pas, les nids peuvent néanmoins être espacés de 100 mètres, plus généralement entre 300 et 1000 mètres.

L’oeil aux aguets

« Tihi… tiiht ! » un cri strident interrompt le concert des grenouilles vertes. Une petite flèche bleu turquoise traverse l’étang au ras de l’eau, à près de 40 km/h, propulsée par ses courtes ailes vibrantes. Le martin-pêcheur raye le champ de vision pour rejoindre son poste d’affût favori, une branche basse, un piquet, une saillie de rocher ou une souche émergée, surplombant son garde-manger. L’oiseau arc-en-ciel se statufie et scrute méticuleusement la surface de l’eau. Perché à l’ombre d’un aulne, il est parfaitement camouflé ; il n’y a guère que son poitrail vermillon qui puisse, vu de la rive opposée, le démasquer. Concentré, le martin détecte la moindre ombre subaquatique en mouvement. Patience… c’est bien connu, tout pêcheur digne de ce nom peut rester de longs moments à l’affût. Et puis, sans prévenir, il quitte son perchoir, pique en flèche, ailes repliées vers l’arrière et… splash !... saisit le poisson dans son bec, remonte à la surface par quelques battements d’ailes et regagne aussitôt son poste d’observation. Si la victime n’est pas morte sous la pression des mandibules, le martin-pêcheur la frappe violemment sur une branche par des mouvements de têtes alternés, avant de l’avaler la tête la première. Cela semble anodin mais l’opération est délicate : ingérer le poisson dans le bon sens nécessite parfois de le jeter en l’air et de le rattraper avec agilité dans la position voulue. Le martin-pêcheur s’exécute à merveille… et vous met au défi !

Des becs à nourrir

Mais cette fois, le poisson ne sera pas gobé. Après l’avoir retourné, le martin le maintient fermement dans son bec, tête en avant. Cette pêche est destinée au nourrissage de ses sept poussins, tapis au fond d’un tunnel de près d’un mètre de longueur. Ils sont nés nus et aveugles début mai et un mois plus tard, ils sont prêts à prendre leur envol et leur indépendance. En fin de nidification, le trou d’accès est facilement repérable sur la berge argileuse car un suintement noirâtre, issu de l’accumulation de fientes et de pelotes de rejection dans le terrier, s’écoule de l’entrée et exhale une forte odeur ammoniacale. Malgré ce cloaque repoussant, les parents s’engouffrent dans le tunnel étroit pour rassasier les jeunes martins, nourris chacun leur tour. Disposés en cercle, les jeunes cèdent à tour de rôle la place privilégiée face à l’orifice lumineux d’où arrive en trombe l’adulte nourricier. Lorsque les jeunes ont atteint une taille respectable, le parent, qui ne peut plus se retourner, sort du tunnel à reculons, puis dès sa sortie trempe son ventre dans l’eau pour laver son plumage. Le martin-pêcheur conserve ainsi une livrée chatoyante irréprochable, pour le plus grand bonheur des photographes !

Fécond mais très fragile

Les parents ne ménagent pas leur peine ; ils doivent quotidiennement capturer l’équivalent de la moitié de leur poids, soit une vingtaine de grammes. « Les prises les plus petites, de 3 à 4 cm, sont destinées aux adultes tandis que les plus grosses, de 7 à 9 cm, iront rassasier les poussins, raconte Roland Libois. Cela représente en moyenne une quinzaine de poissons par jour et par poussin, soit au total une centaine de prises à la charge du couple pour nourrir une portée de sept jeunes ».

À la sortie du nid, les immatures, chassés du domaine parental après quelques jours seulement, s’éparpillent dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Chez notre ami pêcheur, aucun temps est accordé à l’apprentissage des jeunes et encore moins aux papouilles de séparation. « Débrouillez-vous les petits, nous, on a encore d’autres becs à nourrir ! » pourraient clamer les parents. Car le couple enchaîne une seconde nichée dans un nid propre et refait à neuf. Parfois, ils entament la couvaison d’une autre portée avant même l’émancipation des premiers jeunes. Ce deuxième « régiment » battra de ses propres ailes courant août. Si les ressources alimentaires abondent, notre oiseau réalisera une troisième ponte et achèvera ainsi une prolifique saison de reproduction en septembre. Chacun pourrait s’étonner d’une telle fécondité et craindre une « invasion » de martins-pêcheurs, qui, affamés, viendraient certainement piller nos aquariums ! Que se rassurent pêcheurs, pisciculteurs et autres aquariophiles : la natalité du martin-pêcheur ne fait que compenser sa très forte mortalité. « 95% des jeunes ne passent pas le premier hiver, indique Roland Libois, en raison du froid et de leur inexpérience à la pêche ; cela peut aller jusqu’à 99% de mortalité si l’hiver est rude ! ». Même constat effroyable chez les adultes qui subissent 80% de pertes chaque année.

Ainsi va la vie du martin-pêcheur d’Europe, amoureux frénétique et parent modèle pendant six mois, puis solitaire discret le reste de l’année, résistant difficilement à la mauvaise saison. Mais que ce soit dans la lumière du printemps ou dans la grisaille hivernale, le martin-pêcheur est toujours là pour ponctuer d’exotisme nos cours d’eau assoupis.

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